A partir du texte de Dominique Wallard,
mise en scène de Julie Berducq-Bousquet
Qui connaît vraiment Elsa Triolet, sinon comme la sœur de Lili Brik, et l’épouse de Louis Aragon ? Qui a lu ses romans-une trentaine-ses articles dans Les Lettres françaises, son compte-rendu du procès de Nuremberg ? Qui a vu les bijoux qu’elle a créés dans les années trente et légués par son mari à la bibliothèque Elsa Triolet de Saint-Étienne du Rouvray ? Enfin que sait-on de ses doutes sur le communisme et de ses conflits avec son mari ?
La compagnie Théâtre et Toiles, déjà remarquée avec Le Lavoir, continue sa recherche sur le vécu des femmes, avec cette adaptation, issue d’une lecture-mise en espace par Brigitte Damiens et l’auteure Dominique Wallard, à la demande de la Maison de la Citoyenneté et des Droits de l’Homme en 2016. Elle rend ainsi justice à la personne de l’auteure, au cours d’une interview imaginée, où s’entremêlent citations et improvisations.
Dans un espace surtout occupé par un canapé, un fauteuil et une table encombrée de papiers, une journaliste se prépare à rencontrer Elsa Triolet. Elle relit un passage du Cheval Blanc: « Si j’étais quelqu’un dont on écrit la biographie, si on notait mes malheurs de Sophie, ma vie n’apparaîtrait pas plus creuse qu’une autre. Mais entre les points qu’enregistre une biographie : née le… se marie en…, il y a les pas qu’on fait dans les rues, il y les gens qu’on a vu passer, et ce qu’on a pensé à ses moments perdus, tout ce qui est la partie creuse d’une vie, dont on tairait les événements.» Cette phrase sera le fil rouge du spectacle.
Elsa entre en scène, annoncée par le son envoûtant d’un violoncelle en coulisses. Cette première mélodie, du compositeur russe César Cui, interprétée en direct par Frédéric Borsarello, donne le ton. Brigitte Damiens, habillée en diva des années cinquante, les yeux cachés par des lunettes de soleil, aux gestes affétés et lents, sorte d’Ava Gardner à l’accent russe, nous transmet d’abord l’icône véhiculée par l’histoire officielle, celle de la muse et compagne idéale inventée par Louis Aragon.
Un personnage monolithique, qui va changer grâce aux variations subtiles de l’interprète. Le spectacle s’articule en dix-huit courtes séquences, chacune amorcée par une question de la journaliste. Dans les réponses d’Elsa, se dévoilent peu à peu la femme, la politique, l’écrivaine, et l’artiste, étouffée par la personnalité de son époux. Nous sommes loin des Yeux d’Elsa, et de l’illusion entretenue par le poète. Nous découvrons Elsa et son regard sur sa vie et son siècle, la rage d’écrire de cette femme troublée, et sa réflexion lucide quant à l’évolution du communisme. Elle avoue ses désillusions et ses désaccords avec Louis Aragon, sa solitude. A chaque interrogation sur une période difficile de sa vie, elle répond simplement: «J’écris». En parlant des années staliniennes, elle précise : «J’écris, c’est ma seule planche de salut.»
La mise en scène participe d’une déconstruction du mythe de la muse, avec une gestuelle de plus en plus sobre, comme une renaissance de la véritable Elsa Triolet, dépouillée peu à peu de ses artifices vestimentaires, et s’humanisant au fil des réponses Le dispositif scénique met en relief cette mise à nu, avec un canapé, lieu d’exposition, puis de réflexion et parfois divan de l’analyste. La coquille se fissure pour laisser apparaître la « partie creuse » de la vie d’Elsa.
Brigitte Damiens, dirigée par Julie Berducq-Bousquet qui lui donne aussi la réplique avec finesse, dans ce rôle difficile de cette journaliste faire-valoir, soutient la tension dramatique jusqu’à la rupture. La voix de la comédienne, d’abord assurée puis hésitante, laisse transparaître sa fragilité et finit par se briser. Le rythme imposé par cette interview aurait pu être monotone mais la metteuse en scène a veillé à ménager des silences et des absences. Les départs soudains d’Elsa, après une révélation douloureuse, sont suivis d’intermèdes musicaux: derrière un tulle, on devine la silhouette du violoncelliste. Sous son archet, les musiques de Fritz Kreisler, Francis Poulenc, Jean-Sébastien Bach ou Arthur Rubinstein, si proches de la voix humaine, prolongent ou commentent sans mots ses sentiments d’Elsa.
En une heure quinze, ce spectacle avec trois interprètes nous tient en haleine, en montrant la destruction du couple idéal rêvé par le poète. La vieille dame à bout de souffle conclut : » Vous voyez, mon petit, les couples sont mythiques pour ceux qui les regardent, pas pour ceux qui les vivent. » Le violoncelliste conclut avec Après un rêve de Gabriel Fauré. La boucle est bouclée. En sortant, une irrésistible envie de continuer le voyage vous poussera dans la plus proche librairie pour lire ou relire les écrits d’Elsa Triolet…
Christine de Coninck
Le 17mai : Théâtre Royal à Condé-sur-Noireau.
Les 14 et 15 septembre, Médiathèque Aimé Césaire, La Courneuve
Les 22 et 30 septembre, Théâtre de Nesle.